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Après une pause, nécessaire sur ce chemin aride mais nécessaire, la suite de mon digest personnel de la Pesanteur et la Grâce, un des rares ouvrages de Simone Weil. Elle en avait, pendant la guerre, confié le manuscrit à son professeur et ami Gustave Thibon, philosophe. Elle mourut (1942) bien avant d'en voir la parution (1947).
Je tiens à préciser que si elle désigne l'instance créatrice comme "Dieu", il lui arrive aussi d'insister sur le fait qu'il est innommable: méditer, prier, c'est entrer en relation avec....l'inconnaissable. Nous le cherchons mais c'est lui qui se fait connaître. Donc Dieu, parce que nous avons besoin de le désigner.
Autour d'un café avec SIMONE WEIL, 3ème Partie

Chapitre 11 La Nécessité et l’Obéissance

« Le soleil luit sur les justes et sur les injustes. Dieu se fait nécessité. Deux faces de la nécessité : exercée et subie. Soleil et croix. » Ma première réaction est d’agacement : « Elle oublie les nuages qui obscurcissent les cieux! » Les cieux des justes comme des injustes. Puis l’expression « deux faces de la nécessité » prend soudain du relief, le soleil a dû illuminer ma petite tête : que serait la lumière sans nuages, éblouissement sans répit ? Dictature ? Destruction ?

Accepter d’être soumis à la nécessité et n’agir qu’en la maniant. » Accepter la subordination à celui qui est susceptible de donner les ordres les plus justes, dont l’exécution permettra l’accomplissement du bien. Le lien de subordination est écologique en tant qu’il économise l’énergie : ni le donneur d’ordre ni l’exécutant n’ont besoin d’être héroïque, ils agissent l’un et l’autre par nécessité. « Parvenir à recevoir des ordres de Dieu. »

Exemple de la tentation : il arrive qu’une personne déploie une énergie tenant de l’héroïsme pour résister à la tentation. Le risque est que l’énergie personnelle mise dans la résistance à la tentation alimente simultanément l’attrait pulsionnel de cette dernière, et que la tentation ainsi « excitée » vienne à bout de l’énergie investie dans la lutte. La volonté doit limiter son action à l’exercice de l’attention : attention aux volontés de Dieu, aux besoins, à la nécessité d’une action. Aimer la nécessité fait pendant à aimer la rugueuse réalité. « Faire seulement, en fait d’actes de vertu, ceux dont on ne peut pas s’empêcher, ceux qu’on ne peut pas ne pas faire. » Pas un pas de plus, sauf s’il est dicté par Dieu. Nous devons tout devoir à Dieu. C’est la voie pour éviter le piège de l’orgueil ou de la vanité. L’obéissance permet de se détacher des fruits de l’action. « L’esclave est en un sens un modèle. » Dur dur......

Il arrive qu’une chose soit nécessaire juste parce qu’elle est possible : j’ai faim, la nourriture est là, je mange. Mais il est plus fréquent que la nécessité soit loin d’être évidente. L’engagement est-il nécessaire ? Lequel ? L’engagement de chacun à aimer créateur et création est possible sans requérir une immense énergie. Pourquoi ? Parce que le créateur a opéré en nous cette possibilité d’engagement à aimer. Il ne nous reste qu’à l’accepter en la vivant, l’attention guidée par le critère de nécessité, l’ego conscient qu’il n’est qu’une composante de la création, invité à participer en jouant un rôle écrit pour lui par un autre. Esclave habité par la compassion divine, et non pharisien désireux de briller par ses belles actions. Comme le Christ qui, par une volonté qui le dépasse, a souffert pour les hommes. Nous nous trompons quand nous mesurons des énergies transcendantes à l’aune de nos passions humaines. D’où les indispensables : attention, méditation, prière. Donc silence.

Faire taire nos désirs et opinions. Penser en son âme avec amour et sans paroles : « Que ta volonté soit faite ». Ce qui revient à se livrer pieds et poings liés ». La nécessité descend alors en nous d’une source de très haute altitude ! Face à la tentation, si on reste immobile et attentif, c’est la tentation qui s’épuise, et l’énergie dépensée nous revient valorisée. La contemplation d’un bien possible finit par opérer une transsubstantiation de l’énergie grâce à laquelle il devient possible d’exécuter ce bien. Dans ce domaine, chacun de nous étant singulier, irremplaçable, pas de recette. Chacun de nous peut devenir un mode singulier, unique, de présence, d’attention, de connaissance, et d’opération de Dieu dans le monde. L’orgueil se retrouve au chômage. Les coffres -forts restent vides. « Il fallait bien » ou « je devais le faire ». L’idée de récompense dégrade l’action. D’ailleurs, quelque soit la quantité de travail accomplie, tous les ouvriers de la vigne touchent le même salaire pour avoir répondu à l’appel du Maître. « Le juste rapport avec Dieu est, dans la contemplation, l’amour, dans l’action, l’esclavage...Agir en esclave en contemplant avec amour. » Intéressant de voir comme Simone Weil exprime la même idée de plusieurs façons et favorise ainsi son assimilation par des lecteurs très divers. Elle avait acquis une bonne expérience en enseignant la philosophie, et en intervenant dans une structure de cours du soir pour des ouvrières. Alors moi, comme j’aime aussi bricoler des formes pour mieux transmettre, je dis que c’est pas parce qu’elle parle d’esclave qu’on risque de se retrouver dans la dialectique du Maître et de l’Esclave. On est ailleurs, au pays de l’amour, « Je m’suis fait tout p’tit devant une poupée..... » Si c’est un garçon, c’est le Bien Possible. Si c’est une fille ? La nécessité !

Chapitre 12 Illusions

« On se porte vers une chose parce qu’on croit qu’elle est bonne, et on y reste parce qu’elle est devenue nécessaire. »

« Les choses sensibles sont réelles en tant que choses sensibles, mais irréelles en tant que bien. »

« L’apparence a la plénitude de la réalité, mais en tant qu’apparence. » Le corollaire : « L’illusion concernant les choses de ce monde ne concerne pas leur existence mais leur valeur. » Ces choses sont réelles par leur existence matérielle, en tant que moyens de survie, supports, cadre ; mais elles sont irréelles en tant que bien, valeur ajoutée à notre être. La valeur que l’humain leur attribue n’est que l’ombre de la chose éclairée par l’envie, créatrice d’illusion. L’humain tend à prendre pour un bien la satisfaction que lui donne la possession d’une chose. En conséquence il devient dépendant de cette chose, argent, nourriture, vêtements....

Notre attachement réel aux choses matérielles tient à des chaînes irréelles : l’argent, mesure de la richesse, donne à l’avare une satisfaction qui n’est que l’ombre d’une imitation de bien; le temps, comme outil de mesure de la durée, donne l’illusion de la maîtrise de la durée (ordre, méthode...). Or, la maîtrise, le contrôle, ne sont pas un bien en soi, juste une source d’autosatisfaction. « Ainsi le détachement parfait permet seul de voir les choses nues, hors de ce brouillard de valeurs mensongères, c’est pourquoi il a fallu les ulcères et le fumier pour que fût révélée à Job la beauté du monde. Car il n’y a pas de détachement sans douleur ». Et si la douleur supportée sans haine et sans mensonge mène au détachement, la perte des illusions, elle, est le chemin vers l’incarnation, le vrai voyage, et non pas le rêve de voyage.

Comment échapper à l’illusion, à l’imaginaire ? En se référant toujours à la nécessité. « Ce qui est réel dans la perception et la distingue du rêve, ce n’est pas les sensations, c’est la nécessité. » « Un critérium du réel, c’est que c’est dur et rugueux. On y trouve des joies, non de l’agrément. » L’imagination pollue aussi les sentiments, comme l’amour : « Essayer d’aimer sans imaginer. Aimer l’apparence nue et sans interprétation. » Un outil pour échapper à l’attraction de l’imaginaire : « Accorder à Dieu en soi le strict minimum....désirer qu’un jour (...) ce strict minimum devienne tout. » Donc éviter les grandes émotions, les élans grandioses.....qui donnent une si bonne idée de soi ! Mais pas question d’aimer Dieu uniquement sur le mode désincarné : « les parties basses de moi-même doivent aimer Dieu mais non pas trop. » Aimer donc comme on a faim et soif, alors on se contente du minimum vital. Mais on le vit à touts les niveaux de notre être, corps, cœur, esprit.

Simone Weil pointe dans la boîte à outils « échapper à l’illusion » un autre instrument fort utile: l’attention, autrement plus efficace que la seule volonté. La volonté se nourrit d’obsession, l’attention d’amour. L’attention est un regard éclairant sur soi, les autres, l’univers. La lumière de l’attention consume le superflu, l’illusoire, pas de combat, donc pas de résistance, ce qui n’est pas le cas lors de l’effort de volonté.

Les apparences et les apparitions, les représentations, sont-elles utiles sur le chemin de la maturation spirituelle ? « Dieu et le surnaturel sont cachés et sans forme dans l’univers. Il est bon qu’ils soient cachés et sans forme dans l’âme. » En effet un simple nom, une forme, peuvent rabaisser au niveau de l’illusion en stimulant l’imaginaire.

Tous les domaines de la vie humaine sont concernés par le risque d’une approche faussée par la propension à imaginer, à prendre ses désirs pour des réalités. «Rares sont les vrais contacts avec le bien et le mal...Il faut un vrai travail pour exprimer le vrai. Aussi pour le recevoir. » Le vrai à l’épreuve du temps : «tout ce qui est menacé par le temps sécrète du mensonge pour ne pas mourir. Par exemple, afin que son orgueil ne soit pas mis à mal, l’orgueilleux fabrique un mensonge pour refouler le sentiment d’humiliation. Ce faisant, il met en danger son intégrité morale. « C’est pourquoi il n’y a pas d’amour de la vérité sans un consentement sans réserve à la mort ». Et voilà notre Simone, jamais dans la demi-mesure, qui écrit : «Je désire, je supplie que mon imperfection se manifeste tout entière à mes yeux, autant que le regard de la pensée humaine en est capable. Non pas pour qu’elle guérisse, ...., mais pour que je sois dans la vérité. »

Apothéose divine aveuglante sur les dernières lignes de ce chapitre relativement long : « Ce ne sont pas la recherche du plaisir et l’aversion de l’effort qui produisent le péché, mais la peur de Dieu. » Pourquoi ? L’humain sait qu’il ne peut voir Dieu face à face, vivre selon son désir pour nous, sans mourir : mourir à nos rêves, nos pulsions, notre attirance pour le matériel. La lumière, la vérité, aveuglent : l’humain s’en protège avec le bouclier de la nécessité matérielle.

Autour d'un café avec SIMONE WEIL, 3ème Partie
Autour d'un café avec SIMONE WEIL, 3ème Partie

Chapitre 13 Idolâtrie

« L’idolâtrie vient de ce qu’ayant soif de bien absolu, on ne possède pas l’attention surnaturelle et on n’a pas la patience de la laisser pousser. » D’où une incapacité à reconnaître le bien absolu, nous prenons les vessies pour des lanternes. Raccourci, court-circuit....Compensation de l’échec par la fabrication de nouvelles idoles, plus efficaces ! L’antidote : boycotter le SGN (surnaturel génétiquement modifié...) et lui préférer la culture de l’espérance d’une attention surnaturelle. Privé d’idoles, l’humain passe la plupart de ses jours à s’escrimer sans destination visible. L’épuisement, la dépression, menacent. Sauf à puiser de l’énergie à un niveau plus élevé, en construisant une relation au surnaturel, préexistant ou coexistant au naturel. A nouveau l’image de la caverne. « L’idolâtrie est une nécessité vitale dans la caverne. Même chez les meilleurs, il est inévitable qu’elle limite étroitement l’intelligence et la bonté. » En effet, comment soutenir une activité, un flux de pensées, quasiment continus, dans une perpétuelle tension vers l’attention surnaturelle ? Les passions, la fatigue, les fantaisies, passent par là et....Mais ces limites sont la condition nécessaire à l’expérience de l’amour.

« L’homme se dévoue toujours à un ordre. Seulement, sauf illumination surnaturelle, cet ordre a pour centre lui-même ou un être particulier (Napoléon pour ses soldats, la Science, le Parti, etc) Ordre perspectif. » Dernier casse-croûte avant la prochaine côte : « L’humilité est en nous. Seulement nous nous humilions devant de faux dieux. »

Saint Jean devant la Madone et l'Enfant Bruges

Saint Jean devant la Madone et l'Enfant Bruges

Chapitre 14 Amour
"L'amour est un signe de notre misère. Dieu ne peut aimer que soi. Nous ne pouvons aimer qu'autre chose." Toute créature que nous aimons est un intermédiaire entre nous et Dieu. Aimer Dieu à travers sa création.
"Ce n'est pas par ce que Dieu nous aime que nous devons l'aimer. C'est parce que Dieu nous aime que nous devons nous aimer" Dès l'instant où nous nous aimons parce que Dieu nous aime, nous sommes capable d'aimer l'étranger comme nous mêmes. Et de nous aimer comme un étranger! "L'amour de soi est impossible à l'homme, sinon par ce détour."

A quoi reconnaît-on le pur amour? Chez celui qui est heureux, c'est de partager la souffrance de l'aimé malheureux. Chez ce lui qui est malheureux c'est d'être comblé de savoir l'aimé dans la joie.

L'amour charnel: aux yeux de Platon c'est une image dégradée du véritable amour. Simone Weil est sévère avec l'asertion que l'amour chaste soit une sublimation de l'amour charnel; une telle idée "ne pouvait surgir que dans la stupidité contemporaine." Inversion du flux des énergies: le charnel peut se nourrir du spirituel, pas l'inverse.

L’amour, la force : l’amour pur ne subit ni n’exerce la force, ne protège pas contre le froid de la force. « Seul un attachement terrestre, s’il renferme assez d’énergie, peut protéger contre le froid du fer. »

L’amour et la limite : « L’amour tend à aller toujours plus loin. Mais il a une limite. Quand la limite est dépassée, l’amour se tourne en haine. » Sauf s’il devient autre. Comment ? En croyant à l’existence d’autres êtres  humains comme tel. Comme étant mes égaux, pareillement aimables. En les reconnaissant pleinement. Ce n’est pas chose facile, l’esprit bénéficiant de la capacité de douter, ou pouvant préférer le subjectivisme, ou d’autres démarches de contact avec l’existence. « ...le seul organe de contact avec l’existence est l’acceptation, l’amour. C’est pourquoi beauté et réalité sont identiques. C’est pourquoi la joie et le sentiment de réalité sont identiques ».

L’amour et l’imaginaire : attachement et détachement : « On est attaché par une corde à tous les objets d’attachements ». L’amour pur est celui qui se détache complètement des créatures pour monter vers Dieu, passer par Dieu, et en redescendre, associé à son amour créateur, toute soif d’imaginaire étant consumée. « L’amour a besoin de réalité. »  Il nous faut couper la corde qui nous amarre à l’imaginaire, produit de nos désirs très humains. Le Dieu réel échappe à « la théorie des cordes » (un peu d’humour ne nuit pas.... ». Le Dieu réel entre en nous, pour peu que nous l’espérions en laissant au vestiaire tous les artifices de notre imagination. De même pour les êtres réels : le simple fait qu’ils existent justifie qu’on les aime. «C’est une lâcheté que de chercher auprès des gens qu’on aime (ou de désirer leur donner) un autre réconfort que celui que nous donne les œuvres d’art, qui nous aident du simple fait qu’elles existent. » Aimer et être aimé : l’existence des « protagonistes » s’inscrit dans l’esprit de façon plus concrète et, en cas d’inscription  permanente, devient source de pensées. Alors, on ne désire plus être compris par l’autre pour en tirer un réconfort, mais afin que l’autre bénéficie plus pleinement de notre présence. Présence à distance, car « Aimer purement, c’est consentir à la distance, c’est adorer la distance entre soi et ce qu’on aime. »

Désir, imagination et avenir : « L’imagination est toujours liée à un désir, c’est-à dire à une valeur. Seul le désir sans objet est vide d’imagination. » « Tout désir den jouissance se situe dans l’avenir, dans l’illusoire. Au lieu que si ‘on désire qu’un être existe, il existe. Que désirer alors de plus ? L’être aimé est alors nu et réel, non voilé par de l’avenir imaginaire. » Que fait l’avare quand il contemple son trésor ? Il le voit plus beau, plus grand, plus étincelant, plus qu’il n’est en réalité. Il ne voit pas le trésor présent, mais celui qu’il désire posséder demain ! Aimer c’est accepter de voir les gens nus.

« L’amour ne sait plus contempler, il veut posséder. » Pour le vérifier il suffit d’observer les personnes qui transforment les visites d’expositions en séances de captation. Ces visiteurs évitent la contemplation au présent et se projettent déjà, avant d’avoir vécu le présent, dans la jouissance à venir que leur procurera la possession de la beauté mise en boîte ! «Le beau capture le désir en nous et le vide d’objet en lui donnant un objet présent et en lui interdisant ainsi de s’élancer vers l’avenir.» Le beau, comme l’amour, est une expérience qui se vit par « la relation à » et non à travers « la possession de ».

La dynamique  du bienfait dans une relation quelle qu’elle soit : recevoir un bienfait est humiliant, plus humiliant que la souffrance, car c’est une expérience de dépendance mais aussi de reconnaissance. Les obligations des protagonistes : « le bienfaiteur a l’obligation d’être entièrement absent du bienfait » ; et le bénéficiaire  doit s’abstenir de transformer la reconnaissance en attachement. D’ailleurs la reconnaissance, souligne Simone Weil, est d’abord le fait du bienfaiteur, heureux que le secouru lui offre l’occasion de faire ce que la justice exige. « La reconnaissance n’est due par l’obligé qu’à titre de réciprocité. »

Les conséquences d’une vie collective excluant la solitude : « Là où l’esprit cesse d’être un principe, il cesse aussi d’être une fin. D’où la connexion rigoureuse entre la « pensée » collective sous toutes ses formes et la perte du sens, du respect des âmes. » C’est le propre des systèmes totalitaires ou claniques.

En conclusion : « Ne te laisse mettre en prison par aucune affection. Préserve ta solitude». Dans le cadre d’une véritable affection, la solitude intérieure et l’amitié ne s’opposent pas.

 

Quand le fruit défendu nous ouvre la porte du choix
Quand le fruit défendu nous ouvre la porte du choix

Chapitre 15 Le Mal

« La création : le bien mis en morceaux et éparpillé à travers le mal. » Façon puzzle, comme dans les Tontons Flingueurs....Mais encore : « Le mal est l’illimité mais il n’est pas l’infini. Seul l’infini limite l’illimité. » Avoir comme objectif la réalisation d’un bien c’est accepter un cadre, des limites, des règles. Vouloir et faire le mal c’est au contraire refuser la limite. Le mal condamne à la fausse infinité : Don Juan, Célimène, l’Avare, les accumulateurs effrénés....L’interdit symbolise l’infranchissable frontière entre une pensée mauvaise et le passage à l’acte. Il favorise donc la prévalence du bien. « Le mal s’est la licence, et c’est pourquoi il est monotone » En effet je fais le mal en puisant dans mes propres ressources, pulsions, appétits, observation, esprit pratique, imagination, toujours dans le même registre, car l’homme ne peut créer, juste se réaliser en étant fidèle au projet divin. Tandis que, quand je fais un bien, je puise dans les ressources d’un Dieu bon, je désire par amour participer à son projet : respecter la vie relationnelle dans toutes ses dimensions. Je fais le bien= je conserve, je prends soin. Je fais le mal = je détruis.

Petit aparté de Simone sur la différence entre l’univers littéraire et le réel : en littérature, le mal modelé par l’imagination est teinté de romantisme, excitant, varié ; le bien est ennuyeux, genre « bonnet de nuit ». « ...le mal réel est morne, monotone...le bien réel toujours nouveau, merveilleux... ». Alors pourquoi s’en priver ? Bien sûr, avec le bien, pas d’excitation liée à la transgression, pas de plaisir illusoire et donc éphémère. Mais la joie est durable. A condition que le bien réalisé ne stagne pas dans les étages inférieurs du « non-mal » : respecter bourgeoisement la propriété au lieu de pratiquer le vol ; accumuler à la caisse d’épargne au lieu de gaspiller ; être sincère (et non vrai) au lieu de mentir. Le vrai bien ne peut être comparé au mal, il est essentiellement différent. Mystérieux, réalisé dans la distance de la non-action, ou de l’action non agissante. L’important, c’est la pensée qui commande l’action, et la source de cette pensée qui sont importante : la pensée du bien naît d’une relation entre Dieu et l’être humain, d’un Je et d’un Tu, qui s’écoutent et se parlent. Le bien véritable est très différent du bien « code pénal » ! En aucun cas nous ne sommes « propriétaires » du bien qui résulte de nos actes, il vient d’ailleurs, nous sommes vecteurs, ni plus ni moins.

Alors que l’expérience du bien passe par son accomplissement, « on n’a l’expérience du mal en s’interdisant de l’accomplir, ou si on l’accompli, qu’en s’en repentant. Quand on fait le mal on ne le connaît pas, car le mal fuit la lumière.» Et c’est la lumière qui permet de résister à la tentation du mal. Mais quel processus fait que nous y cédions ? Il paraît simple, naturel, « je suis comme ça », il s’impose comme une évidence, « tout le monde le fait ! ». « Le mal n’est-il pas analogue à l’illusion ? L’illusion, quand on en est victime...est sentie comme une réalité.....Le mal, quand on y est n’est pas senti comme mal, mais comme nécessité ou même comme devoir ». « Un même homme éprouve comme un devoir de vendre aussi cher qu’il peut et de ne pas voler, etc » Le mal alors a mangé la lumière et absorbé le bien. Dans « Souci de soi, Oubli de soi », Jacques Arène observe que le mal, dans l’Evangile, est associé aux ténèbres, donc, a priori, à un état du monde où la possibilité de conscience n’existe pas : dans la Genèse, l’expression « les ténèbres » est employée pour la première fois pour décrire l’état du monde avant la création de la lumière. « Les ténèbres sont donc à l’image de la méconnaissance liée au mal, à l’obscurité qui envahit celui qui en est saisi. » La possibilité du mal préexiste à l’acte mauvais et à la lumière. C’est, me semble-t-il, une condition de notre liberté de choix.

Le verbe « manger », choisi plus haut à dessein, me permet de faire un détour par l’ouvrage de Marie Balmary, « Abel ou la traversée de l’Eden », sorte de polar où elle traque tout au long de ses lectures bibliques les lapsus de traduction, les omissions, les interprétations abusives, les retouches a posteriori, un peu comme les spécialistes de la rénovation de tableaux tentent de retrouver l’original. Elle le fait sans aucune suffisance, reconnaissant que dans quelques dizaines d’années, un chercheur pourra démontrer qu’elle a commis quelques erreurs. Mais aujourd’hui elle part sur les traces de la faute originelle, celle commise par Eve et Adam, faute traditionnellement présentée comme commise contre Dieu le Père. « Je me suis moi-même écartée de cette conception qui m’a paru incompatible avec la dignité non seulement humaine amis aussi divine. Ce dieu rusé, mesquin et humiliant,...ressemblant trop à nos peurs, nos erreurs aussi pour que je le crois vivant ailleurs que dans nos psychismes. » Elle développe l’argument suivant : si on regarde le texte biblique de près, Dieu crée l’humain à son image, et capable de lui ressembler ; il ne crée pas un humain doué d’une innocence « inoxydable ». L’humain n’est pas créé entièrement, est invité à participer à la création en se construisant, en s’accomplissant dans la ressemblance au divin, en s’en approchant autant qu’il est possible. L’humain est faillible avant la consommation du fruit défendu, mais ce n’est qu’après qu’il en prend conscience. En écoutant le « serpent », son désir de savoir, sa curiosité, il n’est pas chassé du Paradis, il prend conscience qu’il est nu, donc manquant, pas fini ; qu’il est créé, à l’image de Dieu, être désirant, et également à sa ressemblance, puisqu’il contient une part d’incréé, Dieu lui étant totalement incréé. Alors que se passe-t-il quand l’humain (l’adam) mange ce qui est interdit par le Dieu ? Ce Dieu l’a mis en garde : « Mourir tu mourras. » Que mange l’homme qui puisse provoquer une mort ? L’interdit donné par l’Autre comme cadre de la relation. En mangeant l’interdit (rappelons-nous cette vieille expression, « manger la commission ») ne réduit-il pas l’émetteur de l’interdit au silence? Et si je tue le Tu, comment connaîtrai-je le Nous ? C’est donc la possibilité de relation qui est mortellement menacée par le fait de vouloir s’approprier le « défendu ». Car alors nous nous confrontons au choix du mal ou du bien dans la solitude, et habités par la double illusion que nous possédons le savoir nécessaire pour choisir, et que le savoir suffit. L’interdit énoncé par Yaweh Elohim serait alors : « Tu ne mangeras pas l’autre...Tu ne le connaîtras pas...Tu ne prendras pas de lui connaissance comme d’un objet pour toi. » Il s’agit donc, au cœur d’un projet de vie relationnelle, d’une invitation au respect de l’autre, à sa reconnaissance comme un « je » responsable de parler pour lui-même. Or, combien de fois par jour parlons-nous pour un autre sans lui avoir demandé son avis. Souvent en ce qui me concerne. Personnellement, j’attribue un peu trop facilement pensées, défauts ou qualités. Le pire est de le faire en l’absence de l’intéressé^ : tout droit de réponse lui est alors refusé ! On a dit facilement il y a quelques années : « Le Tu tue ». Il est effectivement plus approprié de dire que le « Tu » compromet gravement la possibilité d’une relation de Je à Je, et l’émergence de « Nous ». « Tu es comme ci ou comme ça. » S’exprimer ainsi c’est effectivement manger l’autre, manger sa parole sur lui-même. C’est prétendre être en lui, le connaître « comme si je l’avais fait ».

Marie Balmary émet l’hypothèse que l’interprétation du texte original proposant un Dieu créant un humain « fini », soumis à son pouvoir, daterait de l’époque où le christianisme est devenu religion officielle de l’empire romain. « Comment une religion qui avait désormais le pouvoir aurait-elle pu enseigner un dieu qui, lui, n’en voulait pas ? »

Revenons aux signes que propose S.W. pour nous aider à mieux discerner la frontière floue entre le mal et le bien. On a vu le critère « conserver ou détruire ». Il y a aussi ce qui inspire l’action, sa source : lumière « autre », ou convenance, confort moral, intérêt matériel. La nature contagieuse du mal, contagion mécanique, est une autre signature. Nous connaissons bien les colères contagieuses, les négligences contagieuses, la liste est longue. « Les autres le font, pourquoi pas moi... ». Alors, qu’est-ce qui peut stopper la progression du mal ? Un être parfaitement pur en qui le péché devient souffrance rédemptrice. « Toute la violence criminelle de l’empire romain s’est heurtée au Christ, et, en lui, est devenue pure souffrance. Les êtres mauvais au contraire transforment la simple souffrance (par exemple la maladie) en péché. » « La souffrance rédemptrice est l’ombre du bien pur qu’on désire ». Et qui dit ombre pense lumière, bien évidemment. Combien de fois nous arrive-t-il de désirer le bien et de céder à l’attrait d’une méchanceté, petite ou grande (on ne sait jamais le degré de souffrance qu’elle peut générer chez la victime) ? Cela arrive, Simone Weil l’explique par la dégradation que nous portons en nous, notre sensibilité aux illusions, etc. « L’acte méchant est un transfert sur autrui de la dégradation qu’on porte en soi. C’est pourquoi on y incline comme vers une délivrance. » M. Balmary souligne plutôt notre liberté de choisir. Les deux éclairages donnent son vrai relief à l’expérience de la confrontation au mal : d’abord la reconnaissance de la « dégradation » en soi puis le choix de s’en soulager en l’extériorisant ou de la recycler intérieurement. Comment le recycler ? « Il faut le transférer de la partie impure dans la partie pure de soi-même, le transmuant ainsi en souffrance pure », en le portant en quelque sorte comme une croix, avec simplicité, humilité, parce que ce choix s’alimente au contact d’une pureté inaliénable placée en dehors de toute atteinte. » « Fixer l’attention sur ce qui est trop rigoureux pour être déformé par mes modifications intérieures, c’est préparer en moi l’apparition d’un invariant et l’accès à l’éternel. »

Simone Weil, qui était très attentive aux faits de la société de son époque, soumet l’appareil pénal à un examen « de conscience » : à force de baigner dans le mal, cette institution n’est-elle pas contaminée par le mal, et tentée de transférer ce mal, par une condamnation mal dosée, sur un condamné qui a commis une erreur? Dans quel état d’esprit ce dernier ressortira d’une peine de prison disproportionnée ? Il transférera très probablement le mal enduré sur toute victime potentielle.

Aussi, dès que nous avons conscience du désir de mal en nous, il convient de le transférer dans la partie pure de nous-mêmes, de le porter, le contenir, et d’accepter la souffrance qui en découle. « La patience consiste à ne pas transformer la souffrance en crime. » Avec nos seules ressources c’est impossible, il est donc nécessaire de renouveler notre part de pureté « par le contact avec une pureté inaltérable placée en dehors de tout atteinte. » « Fixer l’attention sur ce qui est trop rigoureux pour être déformé par des modifications intérieures (les nombres, les mesures...), c’est préparer en moi l’apparition d’un invariant et l’accès à l’éternel. »

Simone Weil, qui était très attentive aux faits de la société de son époque, soumet l’appareil pénal à un examen « de conscience » : à force de baigner dans le mal, cette institution n’est-elle pas contaminée par le mal, et tentée de transférer ce mal, par une condamnation mal dosée, sur un condamné qui a commis une erreur? Dans quel état d’esprit ce dernier ressortira d’une peine de prison disproportionnée ? Il transférera très probablement le mal enduré sur toute victime potentielle.

Un chapitre consacré au Mal finit fatalement par virer à « l’étouffe chrétien ! » Manque de levain. Mais enfin Simone nous conduit à l’armoire à pharmacie, nous indique les premiers secours et soins.....

  1. « Accepter le mal qu’on nous fait comme remède à celui que nous avons fait »
  2. « Si l’on me fait du mal, désirer que ce mal ne se dégrade pas, par amour pour celui qui me l’inflige, afin qu’il n’ait pas vraiment fait du mal » En effet si je ne cède pas à la tentation de soulager ma souffrance en faisant du mal à mon tour, je limite sa responsabilité.
  3. Lutter contre toute « forme de résistance toutes les fois qu’on s’oriente vers le bien. Car tout contact avec le bien produit une connaissance de ka distance entre le mal et le bien et un commencement pénible d’assimilation. C’est une douleur et on a peur. »
  4. « L’espérance est un remède à cet égard »
  5. « Mais un remède meilleur est l’indifférence à soi et d’être heureux que le bien soit le bien, quoiqu’on en soit loin... »
  6. Accepter le mal pour la raison que Dieu a désiré le permettre, comme face sombre de la liberté de choix.

Aimer Dieu « à travers le mal comme tel...le mal que l’on hait » : l’existence simultanée du mystère et de l’intelligence « contraint la vertu de foi à être surnaturelle » ; de même le mal pour la vertu de charité. »

Simone Weil pointe de sa pensée aimantée une autre boussole : celle qui permet d’identifier la présence réelle du bien. C’est important car « Le mal est accompli par ceux qui n’ont pas la connaissance de cette présence réelle......Les rapports de force donnent à l’absence le pouvoir de détruire la présence. » Il est donc important d’exercer son regard à la reconnaissance du « bien réalisé », de la frontière entre réalité et « a-réalité ». « Est bien ce qui donne plus de réalité aux êtres et aux choses, mal ce qui leur en enlève ». C’est, nous dit S.W. « Devoir de comprendre et de peser le système de valeurs d’autrui, avec le sien, sur la même balance. Forger la balance. » Peu rigoureux, s’abstenir !

Et se contenter de penser, d’imaginer un mal ? « On croit que la pensée n’engage pas, mais elle engage seule, et la licence de penser enferme toute licence ». Pour ne pas s’engager sur cette pente glissante, s’abstenir ou, du moins, ne pas s’attarder. Circulez.....Car y penser suffit à préparer la chute : une rencontre peut faire germer l’action dans une pensée déjà un peu « retournée ». Mais ne désespérons point ! Une sieste paresseuse dans la prairie des « jolies » fleurs du mal (en effet le mal peut parfois être confondu avec le bien) peut être suivie d’une salutaire séance de méditation conduisant au renoncement. Alors la présence à la pensée d’illusions abandonnées devient une sorte de marqueur de la vérité. L’acte de renoncement, de recul, permet justement de prendre du recul quand de nouvelles occasions se présentent.

Nous approchons du point culminant de la chaîne du Mal. « La contemplation de la misère humaine arrache vers Dieu, et c’est seulement en autrui aimé comme soi-même qu’on la contemple.» « ...l’extrême malheur qui saisit les êtres humains ne crée pas la misère humaine, il la révèle seulement. »

Comme tout un chacun, nous sommes tentés de forger un instrument de mesure de la misère humaine, des critères qui expliquent que certains y échappent. « Cela vient de ce que l’on ne sait pas que la misère humaine est une quantité constante et irréductible, aussi grande en chaque homme qu’elle peut l’être, et que la grandeur vient d’un seul Dieu, de sorte qu’il y a identité entre un homme et un autre. » Humour : Jésus-Christ n’est-il pas le fondateur de la discrimination positive ? « Je suis venu pour les pécheurs... »

Pourquoi le malheur n’ennoblit pas ? Parce que le malheureux se réfugie dans la pensée de « n’importe quel infime allégement » possiblement envisageable. Pourquoi le monde contient le mal ? « Il faut que le monde soit étranger à nos désirs ». Le mal est la condition nécessaire à la purification des désirs qui nous travaillent. Pour exister, se déterminer, la frontière, la distance, sont indispensables. Sans elles, tout est équivalent, plus de dynamique de vie, plus d’amour. « ...car l’amour qui unit est proportionnel à la distance. »

Conclusion : « Dieu a créé un monde qui est non le meilleur possible, mais comporte tous les degrés de bien et de mal. Nous sommes au point où il est le plus mauvais possible. Car au-delà est le degré où le mal devient innocence. » Car au-delà il n'y a plus de choix? Donc égalité, partage absolu du fardeau du mal???

Chapitre 16 Le Malheur

Premier mot de ce chapitre : « souffrance ». Le malheur prend sa source dans la souffrance sous toutes ses formes. Mais aussi de ce qu’elle nous paraît exclusivement réservée aux créatures incarnées. « Souffrance : supériorité de l’homme sur Dieu. » L’homme n’envisage pas aisément de ne pas être le seul à souffrir, de partager cette souffrance avec Dieu. Si on accepte l’existence de Dieu, comment peut-il ne pas souffrir devant le mésusage que l’humanité fait de la création, de ses propres dons et capacités. De la même façon les parents traversent des périodes de souffrance plus ou moins longue devant l’évolution de leurs enfants.

Quant à Dieu, il manifeste sa souffrance en s’incarnant : incarnation d’une acceptation sans contrepartie de la souffrance telle qu’elle existe, physique, psychique, morale...Se faire tombeau de la souffrance en se refusant de la renvoyer vers d’autres, proches ou lointains. Porter la croix ? Porter la souffrance pour ne pas la transmettre, en se refusant, sur le chemin de l’acceptation, toute auto-complaisance qui pourrait compenser la souffrance.

« S’il n’y avait pas de malheur en ce monde, nous pourrions nous croire au paradis. » Et ce serait alors l’enfer car nous serions dans l’erreur, dans l’illusion. « Le malheur contraint à reconnaître comme réel ce qu’on ne croit pas possible » Ainsi, il est déjà onze heures du matin, et je n’ai pas exécuté la moitié des tâches que je m’étais assignées pour ce premier tiers de journée.....Je serai toujours en retard d’un train ou deux, à courir derrière mon désir ! L’imparfait, l’inachevé, la privation, la mort, telle est la réalité. Et l’on en vient à préférer le malheur à la mort. « L’extrême grandeur du christianisme vient de ce qu’il ne cherche pas un remède surnaturel contre la souffrance mais un usage surnaturel de la souffrance. »

Le temps joue son rôle dans l’expérience de la souffrance : le passé ne revient pas, j’ignore de quoi est fait l’avenir, c’est la réalité même, et c’est une souffrance puisqu’une privation. « Il faut aimer la rugueuse réalité ». « Avenir. On pense que cela viendra demain jusqu’au moment où on pense que cela ne viendra jamais. » Après demain est suivi d’un autre demain ! « Deux pensées allègent un peu le malheur. Ou qu’il va cesser presqu’immédiatement, » ou qu’il ne cessera jamais. Mais on ne peut pas penser qu’il est simplement, ni penser un avenir où le malheur continuerait. D’où me mythe du progrès, du paradis. Le morcellement du temps, qui permet d’éviter de penser au passé où à l’avenir, est un caractère du malheur. Criminels, prostituées, esclaves, travailleurs à la chaîne que Simone Weil a côtoyés chez Renault où elle a voulu travailler dans les années 30, pour partager l’expérience de l’asservissement au travail. « Le temps fait violence. Un autre te ceindra et te mènera où tu ne veux pas aller.» « La violence du temps déchire l’âme; par la déchirure entre l’éternité. » « Perpétuité ou éternité. » On se défend comme on peut, on se raconte des histoires, qu’ « avec le temps va, tout s’en va» mais en réalité qu’en sait-on ?

Avec le temps...
Avec le temps va tout s'en va
On oublie le visage et l'on oublie la voix
Le coeur quand ça bat plus c'est pas la peine d'aller
Chercher plus loin faut laisser faire et c'est très bien
Avec le temps...
Avec le temps va tout s'en va
L'autre qu'on adorait qu'on cherchait sous la pluie
L'autre qu'on devinait au détour d'un regard
Entre les mots entre les lignes et sous le fard
D'un serment maquillé qui s'en va faire sa nuit
Avec le temps tout s'évanouit.
Léo Ferré
Martyre de Saint Sébastien par Ribera

Martyre de Saint Sébastien par Ribera

« Par nature nous fuyons la souffrance et cherchons le plaisir. C’est uniquement par là que la joie sert d’image au bien et la douleur d’image au mal. D’où l’imagerie du paradis et de l’enfer. Mais, en fait, plaisirs et douleurs sont des couples inséparables.» Le plaisir ou la joie marquent la fin de la douleur, du malheur, et réciproquement. Mais cette alternance répétitive ne doit pas être désespérante. Simone Weil le montre en précisant les rapports entre souffrance, enseignement et transformation. « Il faut, non pas que l’initié apprenne quelque chose, mais qu’il opère en lui une transformation qui le rende apte à recevoir l’enseignement. « Pathos » signifie à la fois souffrance (notamment jusqu’à la mort) et modification (notamment transformation en un être immortel). » Souffrance et jouissance comme sources de savoir. Le serpent offre la connaissance à Adam et Eve. Et les sirènes ? A Ulysse. L’âme se perd en cherchant la connaissance dans le plaisir. Ce dernier reste innocent tant qu’on n’y cherche pas la possession d’un savoir, d’une connaissance. Ces derniers s’acquièrent par l’expérience de la souffrance, de la privation, de la contrainte. Comme la beauté, comme le développement de toutes nos capacités humaines. Souffrance, transformation. L’expérience de l’incarnation culmine à la seconde où une menace physique vient « réduire brusquement l’infini qui est dans l’homme à un point de la pointe -d’un petit morceau de fer- au prix d’une douleur déchirante. L’être entier est atteint un moment : il n’y reste aucune place pour Dieu. » Ou pour une espérance quelle qu’elle soit : le vécu est tout entier privation.

« Le Dieu où les martyres trouvaient la joie dans les tortures ou la mort est proche de celui qui a été officiellement adopté par l’Empire et ensuite imposé par des exterminations. » Le lecteur se souviendra sans doute qu’au cœur du chapitre 15, « Le Mal », je cite Marie Balmary et en particulier son hypothèse que l’attribut « tout-puissant » ait été accolé au nom de Dieu selon les chrétiens lors de l’adoption du christianisme comme religion officielle de l’empire romain. En effet, la notion d’un Dieu se limitant dans l’exercice de son pouvoir devenait inconcevable face à un Empereur qui, lui, ne le faisait pas ! Les fidèles d’un Dieu tout Puissant ne risquent-ils pas d’être « contaminés » par une ivresse de la toute-puissance, et ainsi, au cœur des pires souffrances, manifester une joie qui pourrait être de nature hystérique. « La souffrance dans le malheur et la compassion pour autrui sont d’autant plus pures et plus intenses qu’on conçoit mieux la plénitude de la joie ». Alors la souffrance est à la joie ce que la faim est à la satiété : l’affamé qui a connu la satiété peut imaginer la joie qu’il éprouvera peut-être bientôt, mais l’image ne remplace pas le réel. C’est un trompe-la-faim....La réalité se révèle par la joie et par la souffrance. « Autrement la vie est un rêve plus ou moins mauvais. » Il est plus difficile de trouver une réalité pleine et entière dans la souffrance, la privation, le néant et le vide que, bien sûr, dans la joie, cette lumineuse plénitude qui éveille en chacun un élan vers l’autre, et vers l’Autre. « Il faut aimer beaucoup la vie pour aimer encore davantage la mort."Avec la sobriété lumineuse de cette fresque intemporelle, lien entre hier, aujourd'hui et demain.

Saint Germain l' Auxerrois à Pantin, le Choeur

Saint Germain l' Auxerrois à Pantin, le Choeur

Chapitre 17

LA VIOLENCE

« La mort est ce qui a été donné de plus précieux à l’homme. C’est pouquoi l’impiété suprême est d’en mal user.... » Puis elle cite l’amour comme posant un problème analogue : « ni mauvaise jouissance ni mauvaise privation ». Alors quoi ? « La guerre et Eros sont les deux sources d’illusion ou de mensonge parmi les hommes....S’efforcer de substituer de plus en plus dans le monde la non-violence efficace à la violence. » Cet adossement à la non-violence témoigne de l’intérêt constant de Simone Weil pour les spiritualités orientales, malgré son adhésion au Christianisme (mais non à l’Eglise). Devenir non-violent est un travail : il s’agit de d’identifier en soi puis de solliciter, d’attiser, « un rayonnement dont l’énergie ( c’est-à-dire l’efficacité possible, au sens le plus matériel) soit égale à celle contenue dans tes muscles. S’efforcer de devenir tel qu’on puisse être non-violent. »

Simone Weil identifie la cause des guerres : « chaque homme, chaque groupe humain se sent à juste titre légitime maître et possesseur de l’univers. » Le problème est qu’il s’autorise tous les moyens pour réaliser son désir, alors que, pour chacun, l’accès à ce qu’il désire passe par son seul corps. C’est la porte étroite de la joie, du bonheur. Ainsi Alexandre le Grand et toutes ses conquêtes ne connaît pas le bonheur du paysan propriétaire, pas plus que Don Juan celui du mari heureux (exemples cités par Simone Weil).

Ce chapître étant aussi bref qu’un coup de massue, je m’autorise à y ajouter une ou deux réflexions très personnelles sur une forme de violence invisible, celle de la pensée.

Toute illusion abolit la distance, la solitude, la conscience de sa propre responsabilité. « Etre relié à » c’est d’abord être séparé. Vivre collé à des illusions sépare, oui, mais de la réalité, par exemple en croyant qu’être, c’est faire ce que l’on veut quand on le veut ; en croyant qu’il y a échecs, de nos faiblesses...Il m’arrive ainsi d’avoir des dialogues intérieurs non avec moi-même, mais avec une vague entité qui serait comme le fantôme d’un membre de ma famille ! Et je lui raconte –reproche ?- mes frustrations..... Dernier filament d’un cordon à peu près tranché. Il va me falloir y aller avec les dents ! Comment la privation d’une chose ou d’une autre déclenche la violence. Je n’ai pas l’objet,, je n’atteins pas l’objectif ? Je tue : jugement péremptoire (le plus souvent sans connaître toutes les données de la situation), fantasme de meurtre, mauvaises pensées, effacement de la mémoire. Le tout baignant dans le manque de générosité. Ce peut être une privation direc te : on m’a volé mon vélo pour la deuxième fois en deux mois. Et dans mon abri de jardin. Les copains du jeune voisin sont à même de voir ce vélo chaque fois qu’ils viennent jouer au basket ou écouter de la musique. Connaissant leurs habitudes de consommation....je soupçonne l’un d’eux du larcin, alors même qu’il me connaît. Il me faut deux à trois jours pour parvenir à le plaindre. Mais il y a aussi la privation indirecte : l’autre a ce que je n’ai pas, ou réussit là où j’ai le sentiment d’avoir échoué. Monte le sentiment (ou la sensation ?) qu’il me prive de quelque place ou reconnaissance. Alors ?

Une dernière piste proposée par Simone : (en temps de guerre) « Maintenir intact en soi l’amour de la vie ; ne jamais infliger la mort sans l’accepter pour soi. » Connaissant ma tendance à critiquer, voire juger, autrui, je fais mien ce projet d’un nouveau chemin : avant chaque jugement ou critique, réfléchir à mon aptitude à accepter la réciprocité ! Et pourquoi pas courir le risque? Dans ce domaine aussi un échange de bons procédés peut être fertile en développements positifs : amitié et respect mutuel renforcés, par exemple.

Le petit cimetière de Planès dans les Pyrénées Orientales
Le petit cimetière de Planès dans les Pyrénées Orientales
Chapitre 18 La Croix

Le Christ des pains et des poissons, celui des guérisons : un Christ inscrit dans notre humanité. « La partie surnaturelle c’est la sueur de sang, le désir insatisfait de consolations humaines, la supplication d’être épargné, le sentiment d’être abandonné de Dieu. » Partager avec Dieu ce sentiment d’être abandonné ? Car si Dieu existe, il doit se sentir bien seul plus souvent qu’à son tour. S’Il est, ce ne peut être que dans la distance. Donc ? « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » est « la véritable preuve que le christianisme est quelque chose de divin. » Autrement dit : « Pour être juste, il faut être nu et mort. Sans imagination. (...) La croix seule n’est pas susceptible d’une imitation imaginaire.» Et dans ce domaine, rien ne sert de vouloir faire comme. « Il faut un homme juste à imiter pour que l’imitation de Dieu ne soit pas un simple mot ». Cependant cette incarnation par le Christ de l’imitation de Dieu, incarnation d’un « abîme d’amour des deux côtés », crée un appel d’air, porte à imiter sans qu’il soit besoin de vouloir : « Qui m’aime me suive ». « On ne peut pas vouloir la croix », car la croix ne peut être un acte d’héroïsme, elle est subie, « acte pénal » marqué d’une amertume salutaire plutôt qu’auréolé de la joie de l’offrande, du martyre. Le crucifié est seul.

Pourquoi ? Comme chacun sait, il est plus facile d’émigrer en solitaire qu’en famille. D’autant plus quand il s’agit d’une migration vers les hauteurs.... « L’arbre du péché fut un vrai arbre, l’arbre de vie fut une poutre. Quelque chose qui ne donne pas de fruits, mais seulement le mouvement vertical. » Le monoplace idéal « pour tuer en soi l’énergie vitale en conservant seulement le mouvement vertical. ... Eve et Adam ont voulu chercher la divinité dans l’énergie vitale.» Dieu épuise la sienne à atteindre les âmes et les convaincre. Chaque âme touchée par la grâce est abandonnée à elle- même et part alors à la recherche de celui qu’elle aime. « C’est ainsi que l’âme fait en sens inverse le voyage qu’a fait Dieu vers elle. Et cela, c’est la croix»

Donc, ressembler à Dieu tout-puissant « pour autant qu’il est lié par la nécessité ». Il s’est lié lui-même, s’interdisant d’être le seul joueur d’un jeu dont il déciderait tous les mouvements. « Nous sommes la crucifixion de Dieu....L’amour mutuel de Dieu et de l’homme est souffrance. » Il ne peut en être autrement. « C’est pourquoi on ne peut concevoir la descente de Dieu vers l’homme ou l’ascension de l’homme vers Dieu sans écartèlement. » L’épaisseur du monde, du temps, de l’espace, du mal. Pour la traverser, il n’est que l’amour le plus grand possible. « De la misère humaine à Dieu. Mais non pas comme compensation ou consolation. Comme corrélation. » C’est pur, c’est mathématique. Et Simone Weil interroge la pureté du mal et de l’innocence. « Le mal ne peut être pur que sous la forme de la souffrance d’un innocent. Un innocent qui souffre répand sur le mal la lumière du salut. » L’innocence est précaire, nécessite de faire le vide de tout désir, de toute attente ou volonté. Alors, quelle pression !

« Dieu se donne aux hommes en tant que puissant ou en tant que parfait – à leur choix.»

Chapitre 19 Balance et Levier

« Croix comme balance, comme levier. Descente, condition de la montée. Le ciel descendant sur terre soulève la terre au ciel.»

C’est un geste bien connu des terrassiers, des jardiniers.....je veux soulever une motte de terre ? Je ploie le buste, je pèse de tout mon poids sur le manche de la bêche. C’est bizarre, quand j’étais enfant, une « bêcheuse » se signalait par l’altitude à laquelle elle se hissait, au minimum une tête au dessus du « commun ». C’était comme ça à la communale de mon village !

Là, bêcher c’est tout autre chose. Se vivre comme limité à l’intersection de deux lignes de force, l’horizontale me cloue au sol, la verticale m’appelle ailleurs. La pesanteur et la grâce. Ce point autour duquel travaillent balance et levier apparaît comme un lumignon au centre (à quelques pages près) de la transcription par G. Thibon du travail d’exploration de Simone Weil. Hasard, ou finesse de l’ami fidèle. Entre les deux le bras balance !

Ce chapitre, comme une démonstration, est court : symbolisme du point, invitation en forme de point : être ce point, seulement ce point. Point de rencontre, « seul contrepoids possible à l’univers tout entier. » Pour rencontrer Dieu qui, en s’imposant la limite, vit la croix, souffrir soi-même la croix. La croix est un carrefour, les carrefours sont des lieux de rencontre. C'est le moment d'aborder la suite dans une quatrième partie.

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