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Et nous voilà au seuil de la dernière partie de ce commentaire. Cette division ne doit rien à Simone Weil, elle m'a paru comme un moyen de faciliter l'accès à la succession des différents chapitres. La Pesanteur et la Grâce, l'Intelligence et la Grâce....L'Intelligence serait-elle du domaine de la Pesanteur?

Chapitre 28 L’Intelligence et la Grâce

La Grâce peut-elle se passer de l’Intelligence. La réponse jaillit comme une lumière : non !

« Nous savons au moyen de l’intelligence que ce que l’intelligence n’appréhende pas est plus réel que ce qu’elle appréhende. » Qui découvre que l’intelligence est éclairée par l’amour fait, parfois sans le savoir, l’expérience de la foi. Quiconque se soumet au cadre posé par la foi doit au préalable avoir utilisé tous les moyens de l’intelligence, constatation et démonstration, qui peuvent le conduire à la reconnaissance de la prééminence de l’amour. « L’amour peut tout.... », paroles d’évangile, il s’agit bien sûr d’un amour nourri de pensée et énergie d’ordre surnaturel. « Sans cela, sa soumission est une erreur, et ce à quoi elle (l’intelligence) se soumet, malgré l’étiquette, est autre chose que l’amour surnaturel. C’est par exemple l’influence sociale. » Ou un besoin d’ordre psychologique.

Intelligence et humilité : pour aller toujours plus loin dans la connaissance du monde et de l’universel, nous devons nous contraindre à exercer sans relâche notre pouvoir d’attention, à ne pas nous contenter d’impressions, d’intuitions. « Quand on écoute du Bach ou une mélodie grégorienne, toutes les facultés de l’âme se tendent et se taisent pour appréhender cette chose parfaitement belle...L’intelligence entre autres : elle n’y trouve rien à affirmer et à nier, mais elle s’en nourrit. » En abdiquant devant la beauté. En effet, qui oserait tenter d’expliquer la beauté de la musique de Bach ? Autant essayer d’expliquer le pur amour, le don. « La foi ne doit-elle pas être une adhésion de cette espèce ? » La foi ? Objet de contemplation. Ainsi la véritable intelligence en s’exerçant s’efface. Humilité : « Il est impossible d’être fier de son intelligence au moment où on l’exerce réellement. » Par exemple à l’instant où je découvre une vérité, je constate que cette vérité est, indépendamment de mon intelligence.

Symbole et surnaturel : Le symbole est combinaison d’une image et d’une abstraction, la première aide à saisir la seconde. Il est donc représentable par l’intelligence humaine. Au niveau des faits, le pain consacré symbolise le Christ se donnant à l’humanité. Il est une représentation. La vérité d’ordre surnaturel, inconcevable par l’intelligence humaine, se découvre et se fait aimer dans la profonde nuit des défaites humaines. L’athéisme, l’incrédulité, sont de ces chemins qui par l’obscur et l’angoisse dénudent. Ici, un aveu étonnant de Simone : « Mon manque total de talent m’interdisant ce désir (de toujours découvrir du nouveau plutôt que d’arrêter la pensée sur la signification transcendantale) est une grande faveur que j’ai reçue. L’absence reconnue et acceptée de dons intellectuels contraint à l’exercice désintéressé de l’intelligence. » Alors il est plus facile de consacrer toute son énergie à la compréhension et l’articulation des différents niveaux de signification du monde. « Un travail où le corps a toujours part. » Ce que la pédagogie dans nos écoles a tendance à oublier....

L’intelligence et les opinions : elle ne choisit pas, les accueille, les analyse dans leur rapport à la verticalité, les place au niveau qui convient.

L’intelligence et le mystère : elle ne peut le pénétrer, juste rendre compte de « la convenance des mots qui l’expriment ». Car, comme le croyaient les Grecs, le divin exige l’exactitude de la géométrie. Nous voilà loin des nuées lumineuses.... à chercher « une précision plus que mathématique ». (Référence à Saint Jean de la Croix et à son schéma géométrique de l’itinéraire de l’âme vers Dieu) La précision, le rationnel, rendent les choses transparentes à l’esprit, mais ne permettent pas de voir le transparent, l’indémontrable, le mystère. « La science ne présente que trois intérêts : 1° les applications techniques ; 2° le jeu d’échecs ; 3° le chemin vers Dieu. »

« Pythagore. Seule cette conception mystique de la géométrie a pu fournir le degré d’attention nécessaire aux débuts de cette science. » Je n’ai pas d’expérience dans le domaine scientifique, par contre, dans le domaine de la musique et du chant, j’ai pu constater combien une attention « religieuse » portait mon travail d’exécution et d’interprétation à un autre niveau.

En conclusion de ce court chapitre : »Le nettoyage philosophique de la religion catholique n’a jamais été fait. Pour le faire, il faudrait être dedans et dehors. »

Chapitres 29 Lectures

Il s’agit bien sûr de la façon d’approcher, d’interpréter, de juger ce qui nous entoure. Exemple à l’appui : Autrui. Percevoir chaque être humain (image de soi-même) comme une prison où habite un prisonnier, avec tout l’univers autour ». Comme disait Madame dans les Tontons Flingueurs, « C’est du brutal ! ». Elle parlait de la gnôle fabrication clandestine.... « Reconnaître son frère dans un inconnu, reconnaître Dieu dans l’univers.» Dieu ou l’en-deçà et l’au-delà de l’humain, du matériel, du fonctionnel..... « Chaque être crie en silence pour être lu autrement ». Je trouve cette phrase bouleversante, suis assaillie soudain par le souvenir de toutes ces petites exécutions pratiquées en silence entre les murs du tribunal du quotidien, « Il......, Elle....., Eux.... » Et moi ?

« Forcer quelqu’un à se lire comme on le lit (esclavage). Forcer les autres à vous lire comme on se lit soi-même (conquête). Mécanisme. Le plus souvent dialogue de sourds.» Et d’aveugles. « Ils ont des yeux et ne voient pas..... » Comme écrivait Antoine de Saint-Exupéry : « On ne voit bien qu’avec le cœur. »

« Quel amour de la justice garantit d’une mauvaise lecture ?......Jeanne d’Arc : ceux qui déclament à son sujet aujourd’hui (en pleine montée de la marée nazie) l’auraient presque tous condamnée. » A la source de ces « mauvaises lectures », l’opinion publique, sorte de démocratie de fait (voir Orphée aux Enfers mis en opérette par Jacques Offenbach !), et les passions. « Quel espoir a l’innocence si elle n’est pas reconnue ? » Seule une haute qualité d’attention permet à nos « lectures » d’échapper au domaine de la pesanteur. « Lectures superposées : lire la nécessité derrière la sensation, lire l’ordre derrière la nécessité, lire Dieu derrière l’ordre. »

En conclusion, lisons mais ne jugeons pas, car nous n’en avons pas les moyens.

Chapitre 30 L’Anneau de Gygès

Bernard Suzanne dans son commentaire de la République de Platon (II) résume l’histoire du berger Gygès qui trouve un anneau magique et l’utilise à des fins « pas très catholiques ». B.S. écrit que l’usage que fait Gygès de l’anneau « décrit le mouvement descendant d'un homme cherchant dans les lois de la nature une excuse pour échapper à ses responsabilités dans la vie sociale. » En effet Gygès va utiliser cet anneau qui le rend invisible à volonté pour séduire l’épouse du roi et assassiner ce dernier pour prendre sa place et satisfaire toutes ses passions. L’anneau de Gygès, pour le dire simplement, c’est voir les choses selon l’angle qui nous arrange. L’Européen d’une certaine époque voyait l’homosexualité en Grèce ou les rites orgiaques en Inde comme des preuves de l’insuffisance de leurs religions respectives, mais se gardaient bien de regarder du côté du massacre des Amérindiens et de l’exploitation esclavagiste de l’Afrique. C’est la pratique plus ou moins consciente du « deux poids, deux mesures », qu’on choisit plus ou moins consciemment pour ensuite choisir d’oublier l’avoir choisie. « Cette faculté de mettre à part permet tous les crimes. » Qui ne s’est justifié au moins une fois dans ça vie en disant : « Oui, mais moi, c’est pas pareil. » Donc je suis excusable. Le risque de ce que Simone Weil nomme « le mettre à part » est grand quand nous sommes sensibles à l’attrait du plaisir, et toutes les fois qu’intervient le social, « les sentiments collectifs (guerre, haines de nations et de classes, patriotisme d’un parti, d’une Eglise, etc.) Tout ce qui est couvert du prestige de la chose sociale est mis dans un autre lieu que le reste et soustrait à certains rapports. » Les obligations qu’on remet à demain, les régimes qu’on ne suit pas, les devoirs qu’on rend invisibles...

La voix de la sagesse conseille de jeter l’anneau, la clé de « l’omission » dans un gouffre sans fond afin d’identifier avec la plus grande lucidité possible nos mobiles de comportement et d’action. « Nous haïssons les gens qui voudraient nous amener à former les rapports que nous ne voulons pas former ». Exemple : un directeur d’usine jouissant d’un certain train de vie est pris d’une pitié sincère lorsqu’il constate la misère des ouvriers qu’il dirige. Si un proche lui fait remarquer qu’il n’a qu’à diminuer sa rémunération pour rééquilibrer la balance, il y a des chances pour que ça ne passe pas...Et pourtant examiner avec un regard lucide, propre, les faits et évènements ainsi que les liens de cause à effet qui les relient entre eux est la condition même de l’existence de la justice. « Cette vertu se situe au point de contact du naturel et du surnaturel. »

Chapitre 31 Le Sens de l’Univers

Nos sens nous relient à l’univers. « A travers chaque sensation sentir l’univers » Notre intelligence comme nos richesses intérieures nous permettent d’en percevoir le sens. « L’atman. Que l’âme d’un homme prenne pour corps tout l’univers... » L’âme étant capable de s’enthousiasmer, de se transporter hors du corps propre, « »Qu’elle se transporte donc dans tout l’univers. » Pourquoi ? « Tout ce qui est moindre que l’univers est soumis à la souffrance...si l’univers est à mon âme comme un autre corps, ma mort cesse d’avoir pour moi plus d’importance que celle d’un inconnu. » Ma mort et toutes mes souffrances. L’univers entier doit m’être ce qu’est la canne blanche à l’aveugle : habitude, habileté, je dois apprendre à appréhender la réalité à travers lui, « les saisons, le soleil, les étoiles. » Ce n’est pas une démarche de détachement, « on change d’attachement. » « Restreindre son amour au sujet pur et l’étendre à tout l’univers, c’est la même chose. » Tout attachement contient la possibilité d’une douleur. « Si on a la main serrée par un être aimé, revu après longtemps, qu’importe qu’il sert fort et fasse mal ? » « Un degré de douleur où l’on perd le monde. Mais après, l’apaisement vient. » Le paroxysme peut bien sûr se reproduire, il sera à nouveau suivi par l’apaisement. C’est comme la marée. Plus besoin alors de se couper du monde.

 

 

Le Pugiliste au repos

1er siècle avant Jésus-Christ

 

 

La croisée des chemins indique deux extrêmes : « détruire le moi au profit de l’univers ou détruire l’univers au profit du moi. Celui qui n’a pas su devenir rien court le risque d’arriver à un moment où toutes choses autres que lui cessent d’exister. » Entre les deux extrêmes les étapes multiples du renoncement qui conduit à l’identification à l’univers : « Devenons le souffle central.» « Associer le rythme de la vie du corps à celui du monde....sentir...l’échange perpétuel de matière par lequel l’être humain baigne dans le monde. » Oui tant que nous appartenons au monde nous respirons son atmosphère percevons les espaces qu’il nous dispense. Et donc nous appartenons à l’humanité. Comment ne pas aimer ce grand corps dont nous sommes une partie ? « Aimer le prochain comme soi-même...avoir avec chacun le rapport d’une manière de penser l’univers à une autre manière de penser l’univers. » Et non un rapport d’une partie de l’univers à une autre partie de l’univers, d’une chose à une autre chose. De sorte que l’autre perd son caractère de limite, devient une possibilité. « La possibilité d’une île » dirait Houelbecq. Je ne suis pas sûre qu’il l’entende de cette oreille....« I am a rock, I am an island » ? Paul Simon. Il décrivait l’île comme insensible, ne souffrant pas ne pleurant pas. Par contre nous sommes sensibles à l’existence des îles au point d’en avoir fait des mythes, des symboles ! Et les îles n’existent que par l’eau et l’air qui les environnent, la lumière  qui les rend visibles. Contre- poids que ce poème de John Donne :

No man is an island,

                                                   Nul n’est une île,                                                    
Entire of itself,

                                            Ne se suffit à lui-même,                                                                
Every man is a piece of the continent,

                        Tout humain est un arpent du continent,                        
A part of the main.

                                             Un membre de l’ensemble                                                
If a clod be washed away by the sea,

Qu’une simple motte soit emportée par la mer
Europe is the less.

Et voici l’Europe amputée
As well as if a promontory were.

Comme par le naufrage de tout un promontoire
As well as if a manor of thy friend's

Par l’engloutissement du manoir de ton ami

Or of thine own were:

Ou même de ta propre demeure:
Any man's death diminishes me,

                                 La mort de tout être humain m’appauvrit                                   
Because I am involved in mankind,

Parce que je participe de l’humanité                   
And therefore never send to know for whom the bell tolls;

Ne demande donc pas pour qui sonne le glas ;
It tolls for thee.

Il sonne pour toi.

« Ne pas accepter un événement du monde, c’est désirer que le monde ne soit pas » Et comme nous en faisons partie c’est accepter notre propre inexistence. Pensée à la limite du souhait ou du vœu, dangereuse car elle peut, hasard, se matérialiser....et devenir croyance.

« Puisse l’univers tout entier....exister pour moi à tout moment autant qu’Agnès pour Arnolphe ou la cassette pour Harpagon. Si je veux, le monde peut m’appartenir. » Alors « je », « fond irréductible de ma souffrance »  devient porte-parole de l’univers.

« Qu’importe qu’il n’y ait jamais de joie en moi, puisqu’il y a perpétuellement joie parfaite en Dieu ! Et de même pour la beauté, l’intelligence et toutes choses. » Tout est donné sous forme de désir, d’idées. « Tout ce que je désire existe, ou a existé, ou existera quelque part. Car je ne peux pas inventer complètement. Dès lors, comment ne pas être comblé ? » Invitation à devenir le « ravi » de la crèche provençale....

« Il faut ramener son amour à soi pour le répandre sur toutes choses. Dieu seul aime toutes choses et il n’aime que soi. » Tenter de faire comme lui c’est aimer en lui. « Aimer comme le soleil éclaire. » Il s’agit de contenir en soi sa propre misère, ses limites, plutôt que d’en éclabousser l’univers. « Je souffre. Cela vaut mieux que : ce paysage est laid. »

« La vache entière est laitière, bien qu’on ne tire le lait que des pis. De même, le monde est producteur de sainteté. »

Chapitre 32 Metaxu

« Toutes choses créées refusent d’être pour moi des fins. » Ne peuvent se faire complices de mon avidité, de mes rêves de pouvoir, de possession. « Les choses créées ont pour essence d’être des intermédiaires » entre tous les partenaires de la création, entre chacun d’eux et le principe créateur. « Le monde est la porte fermée. C’est une barrière. Et en même temps c’est le passage. » Comme ces clôtures de pâtures que je rencontre au cours de mes randonnées, et que je peux franchir en gravissant une petite échelle en bois ou en soulevant un lien tout lavé par les intempéries. Les portes, les frontières, nous parlent de respect, de limites, de finitudes et d’échanges, de dialogues : le mur entre deux cellules de prison permet aux prisonniers de communiquer par un code de coups frappés. La frontière est riche de possibles.

La soif de possession, la recherche d’un achèvement, d’une fin en soi peut avoir pour cible un être et même soi-même. Ainsi me suis-je prise moi-même pour fin pendant de longues années. Peut-être parce qu’un « vide » dans la relation maternelle avait empêché l’intégration donc la possibilité de relations. Toute chose est un pont et doit rester un pont. « La puissance (et l’argent, ce passe-partout de la puissance) est le moyen pur. » Donc la fin suprême pour ceux qui n’ont pas compris.

« Notre vouloir est sans cesse renvoyé d’un moyen à un autre comme une bille de billard. » Contradiction intrinsèque au désir humain : « Je voudrais que celui que j’aime m’aime. Mais s’il m’est totalement dévoué, il n’existe plus, et je cesse de l’aimer. (....) Faim et rassasiement. » Le désir a ses pièges, mais sans lui on ne chercherait pas el véritable absolu. Le désir aussi est un moyen. « Il faut accrocher son désir à l’axe des pôles. »

 

Nous pouvons détruire certaines choses sans risque : les choses viles, « basses », car cela n’a pas d’importance. Quant à ce qui est élevé, nous ne pouvons l’atteindre. Alors ? « Les metaxu. Les metaxu sont la région du bien et du mal. Ne priver aucun être humain de ses metaxu, c’est-à-dire de ces biens relatifs et mélangés (foyer, patrie, traditions, culture, etc.) qui réchauffent et nourrissent l’âme et sans lesquels, en dehors de la sainteté, une vie humaine n’est pas possible.» Les metaxu sont les exercices, les stages, grâce auxquels nous progressons dans la juste appréciation des valeurs relatives pour tenter autant que possible de les incarner. Toutes ces créations humaines sont des ponts. Si je ne vois dans mes « ponts » que  des ponts « vers un point où l’on peut s’en passer » je respecterai d’autant les ponts d’autrui. « Pour respecter par exemple les patries étrangères, il faut faire de sa propre patrie, non pas une idole, mais un échelon vers Dieu. » Un échelon qui reste humain : « Le temporel n’ayant de sens que par et pour le spirituel, mais n’étant pas mélangé au spirituel. » Le temporel est pont vers, metaxu.

Ce chapitre est bien sûr placé sous le patronage des Grecs, et en particulier de Platon.

 

Chapitre 33 Beauté

«  La beauté, c’est l’harmonie du hasard et du bien.» Obéissance aux lois du hasard  et au bien.

 « Objet de la science : le beau (c’est-à-dire l’ordre, la proportion, l’harmonie) en tant que suprasensible et nécessaire. 

Objet de l’art : le beau sensible et contingent, perçu à travers le filet du hasard et du mal.»

La beauté de la nature concentre en elle l’expression sensible du hasard et le sentiment de la nécessité, l’instantané et l’éternel, on ne s’en lasse pas. Le beau par le plaisir de la chair ouvre la porte vers l’âme.

« Le théâtre immobile est le seul vraiment beau. Les tragédies de Shakespeare sont de second ordre, sauf  Le Roi Lear. » Imaginez les autres.....

Une œuvre d’art parfaite est « anonyme », bien qu’elle soit d’un auteur particulier. L’artiste « imite Dieu » « à la fois personnel et impersonnel, et ni l’un ni l’autre. »

« La distance est l’âme du beau » : le beau inspire un désir immobile, à distance, juste un désir que cela soit. Il révèle qu’on ne peut se l’approprier, le « manger ». Même avec nos appareils photos ! Nous emportons des souvenirs du moment de beauté, mais pas le beau lui-même.

Le Beau éveille  en même temps joie et douleur. « Une joie qui, à force d’être pure et sans mélange, fait mal. Une douleur qui, à force d’être pure et sans mélange, apaise. » Simone cite à ce sujet Poésie et Musique, « que la pente de la nature fasse monter vers  le bien. En musique il est impossible de monter toujours, c’est pourquoi, nous dit S.W. « La montée des notes est montée purement sensible. La descente est à la fois descente sensible et montée spirituelle. » « Le mouvement descendant, miroir de la grâce, est l’essence de toute musique. Le reste sert seulement à l’enchâsser.» C’est vrai que, en musique,  pour interpréter sans le trahir un mouvement descendant, on le porte en « montant », seule façon pour qu’il ne se transforme pas en chute.

«Il y a comme une espèce d’incarnation de Dieu dans le monde, dont la beauté est la marque. » Si l’homme  a pu penser à des Dieux, un Dieu, c’est probablement en partie grâce aux beautés inexplicables de l’univers. Je me souviens du site préhistorique du lac de Chalain dans le Jura : les chercheurs du CNRS avaient séjourné un certain temps dans une maison sur pilotis reconstituée, et c’est la contemplation tous les matins du lever du jour, du soleil sur le lac qui leur permit de formuler une hypothèse de ce genre. Ayant vécu les dix premières années de ma vie au milieu des sommets pré- alpins et alpins j’ai fait très tôt cette expérience : les beautés de l’univers ouvrent en nous  des fenêtres sur ses espaces aussi innommables qu’incommensurables. Elles sont des indices d’une présence Autre. Pour des raisons que j’ai aujourd’hui à peu près élucidées je fus une enfant au cœur voilé de tristesse et la beauté des montagnes et des fleurs me fut une mère aimante, consolatrice. Beaucoup plus tard j’ai perçu ce don comme une invitation à envisager l’élaboration de ce qui faisait  en moi-même écho aux beautés de l’univers. De longues années furent nécessaires pour parvenir à cette borne où j’ai pu inscrire : « L’art de vivre ? Faire de sa vie une œuvre. »  Et comme toute œuvre considérer qu’elle ne m’appartient pas. C’est le sens pour moi de l’expression « Art de vivre » : loin d’une attitude purement esthétique, j’y vois la signature d’un grand respect pour toutes les valeurs et capacités dont j’ai l’honneur d’être récipiendaire.

Et les esthètes pervers s’interroge S.W. ? «Plus probablement ... ces gens ne s’attachent... pas au beau authentique mais à une imitation du beau. » A moins qu’ils ne mettent le beau authentique au service de leurs illusions.  Le crime entraine la perte de toute la poésie de l’univers. Il ne reste alors que de flatteuses apparences.

La conclusion de ce chapitre n’est pas optimiste : « L’art n’a pas d’avenir immédiat parce que tout art es collectif et qu’il n’y a plus de vie collective (il n’y a que des collectivités mortes), et aussi à cause de cette rupture du pacte véritable entre le corps et l’âme. » Je pense que S.W. veut parler d’une idée du corps comme incarnation d’une âme.

Ce chapitre se clôt sur une sorte de prophétie : « L’art n’a pas d’avenir immédiat parce que tout art est collectif et qu’il n’y a plus de vies collective. » S.W. fait ici allusion aux nombreuses connexions entre disciplines scientifiques, sportives et expression artistique dans la civilisation grecque, pendant le  Moyen Age, la Renaissance... Elle date la coupure : 1914. « L’art ne pourra renaître que du sein de la grande anarchie- épique sans doute, parce que le malheur aura simplifié bien des choses... »

Chapitre 34 Algèbre

ARGENT, MACHINISME, ALGEBRE, « les trois monstres de la civilisation actuelle. Analogie complète. » Simone Weil écrit ces mots en 1942, 1943 ? Je rappelle qu’elle meurt d’une pneumonie en novembre 43.

Démonstration :

Algèbre : « le rapport du signe à signifié périt ; le jeu des échanges entre signes se multiplie par lui-même et pour lui-même. »  Jeu, le mot est dit.  Concomitance curieuse entre le grand développement de l’économie capitaliste dans la première moitié du vingtième siècle et le développement des jeux d’arcade, jeux de «  hasard organisé ».  La complication croissante de  l’algèbre  induit la multiplication des signes. De même que le monde moderne a apporté analyse et morcellement des tâches donc multiplication des intermédiaires : l’individu est transformé en rouage ou maillon d’une chaine. D’où « l’impossibilité de penser concrètement le rapport entre l’effort et le résultat de l’effort. » Le résultat de l’effort d’un « maillon » n’est qu’un détail de la chose fabriquée. Il est beaucoup plus difficile d’être fier de fabriquer par millier la même petite pièce, ou de casser des œufs toutes la journée, que de fabriquer entièrement  une voiture ou un gâteau. Le rapport entre effort et résultat « qui ne gît dans aucune pensée gît dans une chose : l’argent. » Je me souviens d’une phrase de Gérard Séverin, psychanalyste qui tenait une chronique dans le magazine « LA VIE » (catholique) : dépenser c’est éviter de penser.

Conséquences du « déménagement » de ce rapport, qui abandonne  un appartement austère mais ouvert nommé pensée pour un appartement monnayable mais clos sur lui-même. Comme un coffre-fort. Qu’est-ce qui permet une pensée collective ? Les choses que nous avons en commun, traditions, paysages, valeurs...Toutes choses nous appelant à choisir. Autrefois nous avions tous en commun de gérer des chaînes d’actions pensées par nous-mêmes et alimentées par des matières faisant l’objet d’un choix individuel. Ce qui n’empêchait pas de débattre du choix au sein de la collectivité, d’où un échange d’expériences, d’informations. Aujourd’hui des signes, des machines, des choses pré - pensées. On a pensé pour nous, «  et l’homme est réduit à l’état de chose ». Il n’y a donc plus de pensée  collective. « En revanche notre science est collective comme notre technique » Non par le partage mais par la spécialisation qui nécessite une articulation entre champs d’investigation. Là encore morcellement : le scientifique devient un maillon,  il conçoit des méthodes pour d’autres qui produiront des résultats qu’analysera un troisième groupe.  Ce que je pense : dans ce contexte, la réflexion du chercheur sur la continuité des activités de recherche disparaît, la réflexion sur les champs qui lui échappe n’est plus là pour l’aider à modeler une démarche de recherche articulée et même peut-être une éthique.

Que faire ? « Faire l’inventaire ou la critique de notre civilisation, qu’est-ce à dire ? » Analyser « le piège qui a fait de l’homme l’esclave de ses propres créations. » Exfiltrer l’inconscience de la pensée. « L’évasion vers la vie sauvage est une solution paresseuse » car nous nous priverions alors de l’expérience collective. Toutefois il me semble que s’il ne s’agit pas d’une fuite définitive mais d’un moyen pour prendre du recul, l’évasion peut être positive. «  Il faut retrouver le pacte originel entre l’esprit et le monde dans la civilisation même où nous vivons. » Même si la tâche paraît impossible. « Nous sommes tous dans une situation analogue à celle de Socrate quand il attendait la mort dans sa prison et qu’il apprenait à jouer de la lyre... Du moins on aura vécu...» « L’esprit succombant sous le poids de la quantité n’a plus d’autre critérium que l’efficacité. »

Et c’est comme si l’excès de mesure qu’impliquent les normes de fabrication, la gestion du temps et de l’argent, générait dans la société le besoin d’un contrepoids, d’une compensation. « La démesure envahit tout : action et pensée, vie publique et privée. De là la décadence de l’art. »  Si Simone Weil observe que le mouvement catholique ne se laisse pas entraîner dans le tourbillon du déséquilibre, en particulier en conservant inchangés rituels et cérémonies, elle n’en souligne pas moins le manque de rapports, de correspondances,  entre ces derniers et  l’existence concrète des pratiquants.

Je laisse S. W. conclure ce chapitre : « Le capitalisme a réalisé l’affranchissement de la collectivité humaine par rapport à la nature. Mais cette collectivité a pris par rapport à l’individu la succession de la fonction oppressive exercée auparavant par la nature. » « Question : peut-on transférer à l’individu cet affranchissement conquis par la société ? » Afin qu'il retrouve toute sa tête.....

 

 

Disparition de la Pensée...

Chapitre 35  La Lettre Sociale

« Etre en face de la nature et non des hommes, c’est la seule discipline...en face de la nature on n’a d’autre ressource que de penser. » Penser sans l’interférence d’une pensée inconnue liée au caprice du hasard. « Se trouver en face des choses libère l’esprit.» La chose stimule la réflexion par son existence même, sa mystérieuse organisation, fait jaillir des « pourquoi », des « comment ». La chose est, indépendante de toute source humaine, dont l’imagination. Comme partie de l’équilibre d’un système, elle symbolise le nécessaire. Comment, à ce sujet, ne pas penser aux réflexions des mouvements écologiques ?

La nature donc obéit à des lois, sans interférence de la passion et de l’imaginaire. Un vieil ami de mon père avait coutume de rappeler, à l’occasion de quelque catastrophe naturelle, que « La nature n’est pas méchante, elle est sévère. »  De la nature nous n’avons pas à craindre la bêtise, les prises de pouvoir, les manipulations...

Aujourd’hui (1941-42), écrit S.W., « Jamais l’homme n’est en face des conditions de sa propre activité.  La société fait écran entre la nature et l’homme. » Un écran qui est loin d’être neutre, derrière la solidarité, la complémentarité des talents, des tribus de volontés guidées par des désirs rarement analysés ou élaborés, souvent « justifiés », dans ce domaine on trouve toujours !

Ce cocon social fait que, entre  l’action et son effet, entre l’effort et l’œuvre, se trouve placée l’intervention de volontés étrangères. « L’esclave dépend du maître et le maître de l’esclave. » Fameuse dialectique. Et ceci n’est  pas du fait  des  classes dites « oppressives » mais de la structure oppressive de la société, de la même façon que la violence institutionnelle a son origine dans les structures de l’organisation ou de l’institution.

 

S.W. explore ce qui différencie le citoyen de l’esclave, le maître des lois, en faisant référence aux écrits de Montesquieu et de Rousseau. « L’esclave est soumis à son maître et le citoyen aux lois. Par ailleurs le maître peut être très doux et les lois très dures...Tout gît dans la distance entre le caprice et la règle. » Le caprice est un tyran ? Oui, « La cause dernière en réside dans le rapport entre l’âme et le temps. Celui qui est soumis à l’arbitraire est suspendu au fil du temps : il attend (la situation la plus humiliante...) ce qu’apportera l’instant suivant....le présent n’est plus pour lui un levier pesant sur l’avenir. » Il ne maîtrise rien de sa vie ou de sa mort.

« Remède : en dehors des liens fraternels, traiter les hommes comme un spectacle et ne jamais chercher l’amitié.....ne jamais se permettre de rêver l’amitié. Tout se paie. Ne t’attends qu’à toi-même » Qui, faisant l’économie d’un temps suffisant d’observation, n’a pas éprouvé de l’enthousiasme pour une nouvelle relation ?

 

« A partir d’un certain degré d’oppression, les puissants arrivent nécessairement à se faire .un être humain. » La seule façon de se donner l’illusion d’une maîtrise de sa vie est de « substituer le dévouement à l’obéissance....C’est par ce détour que  la servitude avilit l’âme. » « ...mensonge puisque ses raisons (il s’agit du dévouement) ne supportent pas l’examen. » Dès que nous cessons de voir les choses en face, rien ne va plus. Alors ? Seule l’obéissance pure, sans prétexte ni justification, libère : « le principe catholique de l’obéissance doit être considéré comme libérateur. » Le protestantisme, selon Simone Weil, reposerait plus sur l’idée de sacrifice et de dévouement. J’avoue que je n’ai pas les connaissances suffisantes pour discuter ce point de vue.

 

Et voici qui nous concerne plus particulièrement dans une période où les prises de pouvoir occupent le devant de la scène au niveau mondial : « Considérer toujours les hommes au pouvoir comme des choses dangereuses. S’en garer dans la mesure où on le peut sans se mépriser soi-même. Et si un jour on se voit contraint, sous peine de lâcheté, daller se briser contre leur puissance, se considérer comme vaincu par la nature des choses et non par les hommes. On peut  être au cachot et enchaîné, mais on peut être aussi atteint de cécité ou de paralysie. Aucune différence. » Car « Tout homme est esclave de la nécessité, mais l’esclave conscient est bien supérieur. »

En conclusion une exhortation ou une invitation ? « Il faut éliminer le malheur autant qu’on le peut de la vies sociale, car le malheur ne sert qu’à la grâce et la société n’est pas une société d’élus. »

La section a horreur du vide! Fausses manoeuElle préfère la vie!vres s'abstenir

Chapitre 36 Le Gros Animal

 

Dans ces pages S.W. invite Platon, ses réflexions sur la chose publique (République Livre 6  « Suppose un animal gros et fort; celui qui le soigne apprend à connaître ses colères et ses désirs, comment il faut l'approcher, par où il faut le toucher, à quels moments et par quelles causes il devient irritable ou doux, quels cris il a coutume de pousser quand il est dans telle ou telle humeur, quelles paroles sont susceptibles de l'apaiser et de l'irriter. Suppose qu'ayant appris tout cela par la pratique, à force de temps, il appelle cela une sagesse; qu'il en compose une méthode et qu'il en fasse la matière d'un enseignement. Il ne sait pas du tout en vérité ce qui parmi ces opinions et ces désirs est beau ou laid, bon ou mauvais, juste ou injuste. Il applique tous ces termes en fonction des opinions du gros animal. Ce qui fait plaisir à l'animal, il le nomme bon, ce qui répugne à l'animal, il le nomme mauvais, et il n'a pas à ce sujet d'autre critère. Les choses nécessaires, il les nomme justes et belles, car il est incapable de voir ou de montrer à autrui à quel point diffèrent en réalité l'essence du nécessaire et celle du bien. Ne serait-ce pas là un étrange éducateur? Eh bien, tel est exactement celui qui croit pouvoir regarder comme constituant la sagesse les aversions et les goûts d'une multitude assemblée d'éléments disparates, qu'il s'agisse de peinture, de musique ou de politique. Or si quelqu'un a commerce avec la multitude et lui communique une poésie ou toute autre oeuvre d'art ou une conception politique, s'il prend la multitude comme maître en dehors du domaine des choses nécessaires, une nécessité d'airain lui fera faire ce que la multitude approuve.» (Merci à l’Encyclopédie de l’Agora)

Pour S.W. le gros animal est « le seul objet d’idolâtrie, le seul ersatz de Dieu, la seule imitation d’un objet qui est infiniment éloigné de moi et qui est moi.» Pourquoi ? Parce que seul le collectif peut être considéré comme une fin en soi par la plupart des humains. Parce que « l’or est du social ...le pouvoir est du social...La science, l’art aussi. » Ainsi qu’une forme de l’amour, la passion. Le social se fait  miroir aux alouettes en nous renvoyant l’image d’un bien relatif, le bien comme contraire du mal. (Voir l’expression : « Je suis déjà bien assez bon comme ça ! ») La source de l’erreur pour celui qui regarde? La relativité a  été déguisée  en absolu. De sorte que « le Prince se prépare à aimer la servante au lieu de la maîtresse. » Mais heureusement il y a un remède : l’idée de relation, « La relation sort violemment du social. » L’individu seul peut entrer en relation, et il le fait en tant que « je ». « La société est la caverne, la sortie est la solitude...Nulle foule ne conçoit la relation. »

 « Celui qui est au-dessus de la vie sociale y rentre quand il veut, non celui qui est au-dessous. »

Social et spiritualité ne se recouvrent en aucun cas : « On n’a d’autre devoir à l’égard du social que de tenter de limiter le mal. » Par le biais du paiement de l’impôt, des services sociaux, d’une politique de l’emploi adéquate, d’une sage diplomatie....Et attention au mélange des genres : « Une société à prétention divine comme l’Eglise est peut-être plus dangereuse par l’ersatz de bien qu’elle contient que par le mal qui la souille. Une étiquette divine sur du social : mélange enivrant qui enferme toute licence.»

Le social stimule, excite l’énergie imaginative en mettant toutes sortes de possibles à portée de main. Donc se détacher. « La méditation sur le mécanisme social est à cet égard une purification de première importance. » Cela vaut quarante jours de désert...Seules des sources spirituelles authentiques permettent à l’homme de s’élever au-dessus du social. Celui qui fait le bien au niveau social en espère plus ou moins une reconnaissance. Celui qui agit au niveau spirituel agit par pur devoir. Une nation, une société, n’ont pas d’âme. Mais un pays, comme berceau d’un environnement naturel et porteur de rites, de traditions très anciennes qui ont symbolisé une sorte de pacte, mérite que ses ressortissants l’aiment à un niveau spirituel, comme socle d’enracinement (S.W. a également écrit « L’Enracinement »)

 

Chapitre 37 Israël

« La chrétienté est devenue totalitaire, conquérante, exterminatrice parce qu’elle n’a pas développé la notion de l’absence et de la non-action de Dieu ici-bas. » Elle n’a pas vu que s’attacher au Christ c’était renoncer à la puissance de Jéhovah. La chrétienté a poursuivi le même rêve de providence divine qu’Israël. Il était alors logique qu’elle accepte de devenir religion officielle d’un empire romain à l’apogée de sa puissance.

S.W. souligne qu’au moment où les Hébreux s’accrochaient à la promesse d’une terre donnée par un Dieu « charnel et collectif », « l’Egypte était tendue vers le salut éternel de l’âme. » Si nous suivons S.W. la terre promise du peuple élu naît d’un grave malentendu, celui bien connu de l’être humain qui prend ses désirs pour des réalités. « Israël a simultanément choisit le Dieu national et refusé le Médiateur. »

 

« L’homme qui a contact avec le surnaturel est par essence roi, car il est la présence dans la société, sous forme d’infiniment petit, d’un ordre transcendant au social. » Peu importe sa place dans la hiérarchie  sociale.

 

« Israël est une tentative de vie sociale surnaturelle....Inutile de recommencer. Le résultat montre de quelle révélation divine le gros animal est capable. » Simone W. cite Isaïe comme le premier prophète apportant « de al lumière pure ». Et explique que la croyance hébraïque en un destin à la fois géopolitique et spirituel a donné à Israël une solidité qui a pu protéger la naissance de « ce qui est plus élevé. » Et donc plus fragile à l’aune du monde humain. Ainsi tout en définissant les limites du Judaïsme S.W. lui reconnaît une nécessité. De même qu’elle souligne les tentations auxquelles le christianisme a pu succomber en son temps, tout en précisant que la part du judaïsme dans son origine les explique. Ce qui me paraît curieux c’est l’approche « mécanicienne » de S.W. dans l’enchaînement des évènements, alors qu’elle a précédemment exposé à plusieurs reprises que Dieu se retirait laissant les humains libres de choisir, liberté nécessaire à l’expérience de l’amour. « Il était nécessaire qu’Israël ignorât l’idée de l’Incarnation.....Mais il fallait pourtant qu’Israël eût quelque part à Dieu. Toute la part possible sans spiritualité ni surnaturel. Religion exclusivement collective. » Judaïsme, religion souillée car sans « participation à la divinité incarnée ». Non enracinée dans le divin. D’où, d’après S.W. le capitalisme, le colonialisme, le totalitarisme... A ces héritages supposés du judaïsme, le christianisme a ajouté la « religion » du progrès, « par l’idée de la pédagogie divine formant des hommes pour les rendre capables de recevoir le message du Christ. »

Christianisme et histoire : « La notion d’histoire comme continuité dirigée est chrétienne. » Simone Weil ne cède –t- elle pas à cette tendance quand elle écrit : « Il était nécessaire qu’Israël ignorât l’idée de l’Incarnation pour que la Passion fût possible » Alors qu’elle soutient par ailleurs l’idée d’un Dieu renonçant à l’exercice de sa puissance. Et si en toute liberté Israël n’avait pas ignoré l’idée d’incarnation, que se serait-il passé ?

Sans doute la conclusion nous apporte une réponse : « C’est l’amour surnaturel qui est libre. » « ...la liberté sans amour surnaturel, celle de 1789 es tout à fait vide, une simple abstraction, sans aucune possibilité d’être jamais réelle. » Une liberté encadrée par la nécessité sociale. Il me semble que dès que l’amour surnaturel incarné par un homme contredit une nécessité sociale cet homme est rejeté voir sacrifié. Les premiers chrétiens ont donc quitté contraints et forcés le berceau des origines. Nul n’est prophète en son pays. Israël de même qu’Abel et Caïn, dont des symboles de la dualité de l’âme humaine. La liberté est inséparable de la capacité à consentir à prendre une direction plutôt qu’une autre. Et qui dit consentement refuse tout calcul, toute arithmétique sociale.

Chapitre 38 L’Harmonie Sociale

« A l’égard d’un ordre quelconque, un ordre supérieur, donc infiniment au-dessus, ne peut être représenté dans le premier que par un infiniment petit. Le grain de sénevé, l’instant, image de l’éternité, etc » Le fil du pouvoir et celui de l’infiniment petit ne se tricotent pas aisément ensemble. Dans le projet, oui, sans doute, mais dans la réalisation....

Si le social est un cercle, la présence de l’ordre supérieur est le point de contact d’une tangente bien droite et infinie avec sa circonférence. « Le Christ est le point de tangence entre l’humanité et Dieu. La discrétion, le caractère infinitésimal du bien pur...» Difficile : il est tentant de transformer le bien en un outil, pouvoir, autojustification. D’où la nécessité de se détacher du bien que l’on fait. « Chacun, dans la société, est l’infiniment petit qui représente l’ordre transcendant au social (...) Il faudrait que l’amour du citoyen pour la cité, du vassal pour le seigneur, fût amour surnaturel.» Et réciproquement ! «L’équilibre seul détruit, annule la force. (...) il faut une société organisée de telle sorte que les injustices se punissent les unes les autres en une oscillation perpétuelle. » Ce qui nécessite agilité de l’esprit,  courage, mobilité, esprit de justice, « cette fugitive du camp des vainqueurs » sensible à la mise en garde de Platon dans Gorgias : « Tu négliges la géométrie. » L’ambition en fait oublier les bases ! « Obéir au seigneur, à un homme, mais nu, paré de la majesté seule du serment, et non d’une majesté empruntée au gros animal. »

 

Et quelle doit être la ligne de conduite d’un tel homme ? Limiter son action à maintenir l’équilibre des forces en présence afin que les travaux et les actes de la vie sociale puissent être accomplis par tous, « ...une finalité autre que la soif de s’accroître (seul motif reconnu par le libéralisme). » Qui dans ce but trouve toujours à fausser sa fameuse loi du marché ! Un gouvernement doit juste se servir de son pouvoir comme d’un gouvernail qui permet d’infléchir une route qui mène au déséquilibre social nous dit S.W. C’est pourquoi le pouvoir doit être « exercé par un milieu social composé de vainqueurs et de vaincus. » Politique selon Platon. Exercice difficile voir impossible. Si les Barbares sont les vainqueurs et qu’ils ne détruisent pas tout, il y a une chance, car ils souhaiteront adopter certains apports de la civilisation et pour cela auront besoin des conquis. Si les civilisés l’emportent, ils cumulent force et technique, d’où la forte tentation d’écraser les vaincus. Seule une loi enracinée dans le surnaturel, le transcendant, peut régir le partage de la force entre les forts et les faibles. « Ce qui est surnaturel dans la société, c’est la légitimité....loi et attribution du plus haut pouvoir...il ne peut y avoir de légitimité sans religion. L’obéissance à un homme dont l’autorité n’est pas illuminée de légitimité, c’est un cauchemar. »

 

La légitimité trouve sa force dans la pensée, représente la continuité dans le temps, ce qui ne varie pas les idées comme la justice et l’équité. Elle met des finalités intangibles à la vie sociale, « oblige les hommes à vouloir exactement ce qui est ». Cette idée défendue par S.W. me fait penser à la belle devise des souverains des Pays-Bas : « Je maintiendrai. » (Guillaume I d’Orange) S.W. prend soin de préciser quelle finalité : « autre que la soif de s’accroître (seul motif reconnu par le libéralisme)...La rupture de légitimité....par suite de l’abus de l’autorité légitime suscite inévitablement l’idée obsédante du progrès, car la finalité se tourne alors vers l’avenir. » Et non vers le maintient de principes, de valeurs. Le matérialisme athée et le libéralisme se rejoignent en ce qu’ils promettent dans l’avenir l’obtention de biens matériels grâce au progrès. « Or toute la science moderne concourt à la destruction de l’idée de progrès. » Hasard et élimination (Darwin) le remplacent. Pour que des valeurs soient invulnérables au temps « il faut une inspiration qui descende de l’autre côté du ciel. »

 

« Le possible est le lieu de l’imagination, et par suite de la dégradation. Il faut vouloir ou ce qui précisément existe ou ce qui ne peut pas exister, mieux encore les deux. » Qui dit deux pôles dit tension, énergie. Rôle du temps : « Le temps par son cours use et détruit ce qui est

l’imaginons ; le passé est réel, achevé et « peut nous tirer vers le haut. » Alors que l’avenir imaginé nous attire.

 

 

« D’où nous viendra la renaissance, à nous qui avons souillé et vidé tout le globe terrestre ?

Du passé seul si nous l’aimons. » Mais y a-t-il des valeurs universelles ?

 

A nouveau S.W. s’interroge sur la cohabitation des contraires dans la même pensée, ici c’est à propos du totalitarisme : « Aujourd’hui on a la soif et l’écœurement du totalitarisme, et presque chacun aime un totalitarisme et en hait un autre. Y a-t-il toujours identité entre ce qu’on aime et ce qu’on hait ?» Et plus loin : « L’illusion constante de la Révolution consiste à croire que les victimes de la force étant innocentes des violences qui se produisent, si on leur met en main la force, elles la manieront justement....enivrées par le changement elles font autant de mal.... »

 

Conclusion de ce chapitre : l’alternative serait soit de briser la centralisation (forme de totalitarisme), mais c’est inutile dit S.W. puisqu’elle mourra de son expansion infinie, soit de préparer l’avenir. Et le champ est libre puis que hiérarchie intérieure (valeurs) et hiérarchie sociale ont disparu dans le même naufrage . « Tu ne pourrais pas être née à une meilleure époque que celle-ci où on a tout perdu. » Belle exhortation à l’espérance !

Chapitre 39 La mystique du travail

Il y a quelques semaines de cela Marcel Gauchet soulignait combien la mystique « rentabilité financière » avait anéanti la valeur symbolique du travail, et donc le travail en tant que valeur symbolique. Le travail n’est plus qu’une monnaie. Ce dernier chapitre de La Pesanteur et la Grâce » en est d’autant plus intéressant.

« Le secret de la condition humaine, c’est qu’il n’y a pas d’équilibre entre l’homme et les forces de la nature environnantes qui le dépassent infiniment dans l’inaction ; il n’y a équilibre que dans l’Action par laquelle l’homme recrée sa propre vie dans le travail. » Action par laquelle il admet ne pas être un « légume ».... L’être humain est donc appelé à « forger cela même qu’il subit ». S.W. identifie trois sources de « recréation » ou participation à sa propre création, (voir l’expression « je me construis ») : le travail pour l’existence biologique, la science pour représenter l’univers symboliquement, l’art pour relier son corps et son âme. Elle appelle à leur réunion pour donner naissance à une véritable « culture ouvrière » qui en l’absence d’un quelconque de ces trois éléments serait comme amputée.

 

Dans le domaine du travail comme ailleurs toute pesanteur est uen source d’énergie. Exemple : le dégoût d’un travail répétitif. Oser se l’avouer et transformer ce dégoût en dégoût de soi : Comment ? Je ne sais pas utiliser la monotonie pour « monter », devenir meilleur ? « La monotonie est ce qu’il y a de plus beau ou de plus affreux. De plus beau si c’est un reflet de l’éternité. De plus affreux si c’est l’indice de perpétuité sans changement. » A nouveau la discipline du paradoxe : utiliser la monotonie matérielle comme marche- pied vers le changement intérieur. « Un écureuil tournant dans sa cage et la rotation de la sphère céleste. Extrême misère et extrême grandeur. » Regardons comment les religieux vivant dans des communautés fermées accèdent à la spiritualité, au détachement, grâce à des tâches matérielles humbles, répétitives, dont ils ne retirent aucun bien autre que le simple sentiment d’exister. Et d’exister par eux-mêmes, sans attachement à un bien matériel, terrestre. Le détachement peut venir quand l’être humain est au plus près de la nécessité de survivre, voire vivre,  quand cette dernière ne laisse aucune place au désir personnel. Là encore paradoxe, le détachement dans la servitude, qui reste malgré tout source de souffrance.

Mais que met Simone Weil derrière la nécessité ? Que met Dieu derrière la nécessité ? Que met chacun d’entre nous derrière la nécessité ? Même les esclaves chantent, ils ont besoin de chanter pour survivre. Simone Weil répond à cela qu’effectivement les travailleurs ont besoin de poésie. « Besoin d’une lumière d’éternité. Seule la religion peut être la source de cette poésie. Ce n’est pas la religion c’est la révolution qui est l’opium du peuple.» Et à présent la consommation, le matérialisme.

« Que la lumière éternelle donne, non pas une raison de vivre et de travailler, mais une plénitude qui dispense de chercher cette raison. »  Rien d’autre ? Si ! Je suis rassurée, moi qui aime écrire des chansons, les chanter..... « Des joies parallèles à la fatigue. Des joies sensibles,. Manger, se reposer, les plaisirs du dimanche....Mais non pas l’argent. » C’est bien la fatigue, la faim, la soif, qui font que nous avons besoin des joies de l’art, de la contemplation....

 

 

 

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